Le titre fait évidemment référence au conflit idéologique qui déchira la jazzosphère française de l’après-guerre 39-45 lors de l’avènement du be-bop entre les « figues moisies », traditionnalistes avec Hugues Panassié en chef de file, et les « raisins aigres », progressistes comptant parmi leurs leaders, Charles Delaunay, Frank Ténot, Boris Vian, mais aussi André Hodeir.
Les échanges de lettres entre Panassié et Hodeir nous étaient connus. Le jeune Hodeir (19 ans) avait dès 1940 contacté son aîné de neuf ans, auteur de Le Jazz Hot en 1934 et pilier du Hot Club de France pour lui demander conseils et avis.Mais leur teneur exacte nous en restait jusqu’à présent inconnue. Une partie du voile est aujourd’hui levée grâce à l’universitaire Pierre Fargeton, auteur d’une biographie d’André Hodeir (André Hodeir, le jazz et son double. Ed Symétrie. 2017.), couronnée par l’Académie du Jazz. Au décès d’André Hodeir (1921-2011), Fargeton a retrouvé dans les archives de ce dernier les lettres d’Hugues Panassié (1912-1974), exactement 43, dont 38 échangées entre 1940 et 1942 et 5 pour la période 1947-1948 quand faisait rage « la guerre du jazz ».
Certes, il manque les écrits d’André Hodeir sur lesquels le mystère reste entier (ont-ils été jetés, brulés ou simplement égarés ?). Cette « moitié de correspondance » selon les termes de Pierre Fargeton n’en reste pas moins un document rare et éclairant sur la relation entre deux hommes qui passera d’une « complicité de jeunesse » à un affrontement idéologique « farouche et définitif » en 1948 quand André Hodeir assure la rédaction en chef de Jazz Hot.
Chacune des lettres présentées bénéficie en effet de notes riches de l’auteur permettant de mettre en situation les propos d’Hugues Panassié. Globalement, la teneur de ces lettres passe d’annotations minutieuses et argumentées de disques, en réponse aux questions d’André Hodeir, dans la première période (1940-42) à des propos virulents, voire insultants à l’égard des « progressistes » que sont Delaunay, Ténot, Vian (qualifiés entre autres noms d’oiseau de « nullités ») dans les années 47-48.
Après qu’Hodeir ait mis en doute la sincérité de Panassié dans cette guérilla bourbeuse voire fangeuse, la correspondance s’arrête au printemps 1948 (« Puisque vous désirez interrompre là notre correspondance, interrompons », écrit le 17 mars Panassié).
Dans cette « brique » de plus de 540 pages, plus des deux tiers sont consacrées à une « exégèse d’un théologien du jazz ». Sur la base des écrits d’Hugues Panassié, Pierre Fargeton se livre à une analyse à partir du questionnement suivant : « quels principes préexistants, dans un esprit profondément religieux, vont pousser le jeune homme de 18 ans qui entre en critique musicale à plaquer sur son objet une vision du monde qui n’avait nullement besoin du jazz pour exister et qui pourtant, au prix de contorsions intellectuelles plus ou moins paradoxales, va faire de celui-ci (le jazz) le symbole par excellence de la contestation du monde moderne ».
L’ouvrage, une somme d’informations, s’achève par un coup de projecteur sur la vie personnelle d’Hugues Panassié entre 1936 et 1947 (date de la scission dans le jazz français entre conservateurs et progressistes). « Alors que la catholicité exemplaire dont se réclame Panassié pourrait laisser supposer une vie aussi exemplaire sur le plan de la morale chrétienne du temps, sa vie privée, note l’auteur, regorge au contraire de turpitudes, d’opprobres et de scandales successifs ». Le lecteur est ainsi conduit à suivre par le menu une chronique de la vie sentimentale agitée du « Pape de Montauban », ses relations orageuses avec son épouse, Lucienne qui mènent à un divorce en 1947, sa passion pour Madeleine Gautier, sa maîtresse depuis les années 30, épousée en 1949.
De la chronique musicale à la rubrique des faits divers avec une incursion dans la religion et la politique, cette immersion dans la vie d’Hugues Panassié vous saisit, vous irrite, vous révolte, vous intrigue. Pierre Fargeton nous livre une étude qui fera date dans l’histoire du jazz en France.
Jean-Louis Lemarchand.