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Interview en mode confinement
Manuel Hermia

Cette interview de Manuel Hermia a été réalisée à distance le 12 avril 2020 par Olivier Sauveur. Merci à Robert Hansenne pour les photos.

Salut Manu, quelle est ta première approche musicale, comment as-tu abordé la musique dans ta jeunesse ? 

J'ai commencé la clarinette quand j'avais 7 ans. Je ne viens pas d’une famille de musiciens, mais en mettant le disque d’un concerto pour piano de Prokofiev, ma mère avait remarqué que j'avais cru reconnaître Pierre et le Loup, aussi de Prokofiev, et suite à ça, elle m'a proposé de jouer un instrument et j’ai choisi la clarinette. Plus tard, à partir de mes 11 ans, j’ai eu un beau-père qui m'a fait découvrir le jazz et les musiques improvisées. Il possédait environ 3000 disques à la maison et la platine tournait en permanence, j'ai donc eu droit à un genre de médiathèque à domicile pendant toute mon adolescence. Entretemps vers 15 ans, j'ai commencé le saxophone, mais tout seul car mon directeur d'académie qui savait que j'aimais le jazz (et ça ne lui plaisait pas du tout), m'interdit de m'inscrire en saxophone, soi-disant pour augmenter mes chances de gagner des concours en clarinette classique. J’ai donc vécu très tôt, et de façon directe, cette absurdité de mettre des barrières entre les musiques. Je sais que ça m’a assez marqué, parce qu’au final j’ai passé l’essentiel de ma vie musicale à essayer de brouiller ces frontières entre les genres, jazz, classique, contemporain, world, rock. Je tente de vivre la musique comme un tout, même si ce tout a diverses facettes, c’est un axe que je tiens, ou qui me tient depuis bien longtemps.  

En tant que liégeois de naissance, tu as fait le conservatoire de Bruxelles et non pas celui d’Henri Pousseur, peux-tu nous en parler ?

 Je suis en effet liégeois de naissance, mais ma mère est ostendaise et mon père est bruxellois. Ils vivaient à Liège quand ils étaient ensemble, mais ils se sont séparés lorsque j’avais 2 ans, et depuis j'ai vécu à Bruxelles. Je suis donc un véritable liégeois de naissance, et un véritable bruxellois de vie. Je me sens en fait profondément lié aux deux villes. 

Pour le Conservatoire, lorsque j'ai eu 19 ans, après une expérience d’un an en droit à l’ULB, j'ai décidé de devenir musicien et de l’assumer. Mais à l’époque, il n'y avait pas encore de département jazz au Conservatoire de Bruxelles. Un hasard du destin m’a néanmoins permis d'obtenir une bourse à l’Université de South California (USC) à Los Angeles pendant 2 ans. Suite à quoi Steve Houben, avec qui j’avais déjà plusieurs fois eu des stages, m’a dit que le Conservatoire de Bruxelles ouvrait, et que c’est lui qui ouvrait la classe de sax, alors après ces 2 ans aux States, je suis revenu terminer mes études ici en Belgique, où je me sentais nettement plus heureux. Il faut dire que, si la plupart des belges qui partaient aux Etats-Unis allaient à Boston au Berklee ou à New York, moi j’étais à Los Angeles, un monde très différent de la Côte Est, et dans un département jazz où j’étais le seul étranger. Ce fût une expérience très enrichissante pour moi, mais pas à franchement parler la grande éclate. La Californie avait un mode de vie très superficiel qui me faisait me sentir vide, humainement, et puis je vivais à Central L.A., et il y avait quelque chose de socialement très rude là-bas à l’époque. 

John Coltrane, vers la fin de sa vie, venait de changer littéralement de philosophie de vie et de direction musicale. Il avait rencontré Ravi Shankar et se tournait vers le spirituel en étudiant la musique classique indienne. Désirais-tu poursuivre cette démarche en élaborant la théorie d’innovation Rajazz qui allie les musique tonales et modales ? 

Je me suis en effet tourné vers l'Inde, mais c’est venu par les voyages. Pendant plusieurs années, j'ai mis les voyages au centre de ma vie, je faisais chaque année un voyage de 3 à 5 semaines, en sac à dos, et à un moment ç’a été le tour de l'Inde. Inévitablement, la rencontre avec la musique indienne a fait partie de la découverte, et cela a eu de fortes implications sur mon parcours musical, bien plus grandes que tout ce que j'aurais pu imaginer. Je suis ensuite retourné une dizaine de fois dans ce pays, et j’ai appris le bansuri (la flûte classique de l’Inde du Nord) et des éléments de musique hindustani (la musique de l’Inde du Nord) qui laisse beaucoup de place à l’improvisation, au même titre que le jazz, si ce n’est que les codes sont très différents. Le lien avec Coltrane, je ne l’ai fait que bien plus tard. Je n’avais pas saisi, avant cela, à quel point cette culture indienne pouvait influencer un musicien, quel qu’il soit. Maintenant j’en saisis évidemment mieux la portée. Peu de gens le savent, parce que l’occident reste assez autocentré et il conserve encore une attitude post-coloniale un peu arrogante par rapport à l’histoire humaine. Mais si notre musique classique a 5 siècles d’histoire, la musique indienne (du sud plus particulièrement) a 3000 ans d’histoire, de répertoire et de complexité dans la continuité, c’est d’une richesse inouïe. 

Et donc, pour terminer de répondre à ta question, ça m’a tellement influencé que j’ai eu envie de développer un “code” d’improvisation qui se nourrisse à la fois du jazz et de l’Inde, à la fois de la musique tonale et de la musique modale, et cette théorie des “rajazz” est née. Depuis, au travers de différentes compositions, dans différents projets, j’en explore parfois les possibilités, et je pourrais passer ma vie rien que là-dessus si je voulais ;-). Mais j’aime aussi jouer les standards, les compos des amis, et je continue à explorer les horizons d’autres musiques, comme la musique arabe ces dernières années.

Peux-tu nous parler brièvement de ce voyage en Inde... Dans quel but es-tu parti ?

L’Inde est le pays le plus différent de ce que je connaissais, toutes les valeurs sont à ce point différentes de chez nous qu’après quelques semaines (trois en moyenne), on perd ses repères, surtout au premier voyage. Tout ce qui est caché ici, ou lissé, comme la mort, la maladie, les différences sociales, est là-bas omniprésent. A Varanasi on brûle les corps des morts le long du Gange. Partout les estropiés sont visibles. Des milliers de personnes dorment en rue dans la plupart des grandes villes. Et on ne comprend pas comment toute cette culture fonctionne, on n’en a pas les codes, et après trois semaines, comme je disais, nos repères à nous s’estompent tant ils n’ont pas de sens dans ce monde-là, et ce moment-là, il est divin. Il est précieux, parce que pour la première fois de ma vie, je me retrouvais dans un état où j’étais à même de faire la différence entre ce qui est moi, et ce qui en moi est le produit de mon environnement culturel et éducatif. Le voyage à cet instant devient un vecteur de voyage intérieur, et de construction de soi. Je suis d’ailleurs plusieurs fois retourné en Inde, tant pour y découvrir plus de musique et de philosophie, que pour y retrouver cet état intérieur, et j’essaye à présent de cultiver ce type de recul sans devoir prendre l’avion chaque année pour autant ;-). 

Tu m’as toujours semblé très concerné par l’empreinte écologique que tu laisses derrière toi. Y a-t-il un message que tu aimerais faire passer ? 

Toujours, non. Quand j’avais 20 ans, et que je partais étudier à L.A., on ne vivait pas encore dans un monde écologiquement conscient. On prenait moins l’avion que de nos jours. Les Etats-Unis étaient encore censés être “loin” d’ici, et les billets chers. Quand j’appelais ma mère toutes les deux semaines, lui parler 2O minutes me coûtait 20 dollars de l’époque. Aujourd’hui, le monde est très différent. Tout est plus près, et les communications sont gratuites avec le web. 

Puis, il y a eu cette époque où les billets sont devenus moins chers et les vols plus nombreux en Europe. Là aussi, en tant que musicien, ça a d’abord été une ouverture, la possibilité de jouer une semaine ou même un soir dans n’importe quel pays d’Europe. Et ça s’est accéléré ces dernières années. Mais là, oui, je suis devenu de plus en plus conscient de l’empreinte écologique de chacun de mes actes. Mais même si je fais du vélo pour me déplacer en ville, que je trie mes déchets et que je tâche de faire plein d’efforts au quotidien en ce sens, avec ma compagne qui est très attentive à tout cela également, quand on en arrive à la question des billets d’avion, c’est bien plus compliqué… Parce que ma vie de musicien dépend de cela, et mon amour des voyages aussi. On parle de “flight shame” depuis deux ans, et c’est un sentiment que j’éprouve parfois. Avec L’Orchestra Nazionale Della Luna (avec Kari Ikonen, Teun Verbruggen et Sébastien Boisseau), on discute pas mal des ces choses entre nous. On vient d’ailleurs de sortir ce CD ‘There is still Life on Earth’ qui évoque ces problématiques écologiques tout en musique. Mais sur le terrain, on se demande aussi comment développer des tournées en Europe sans un tel impact écologique. Sauf qu’on ne peut rien changer seuls, il faudra changer tous les processus d’organisation actuels, et toutes les habitudes de facilités de transport qu’on a connues. Je pense aussi qu’avec la crise du Corona qui nous bouscule pour le moment, cela va précipiter les remises en question sur la pollution et sur certains modes de transport. Mais je pense aussi que si les gens ont pu à ce point changer leurs habitudes suite au Corona, il va devenir clair que nous allons aussi être capables de faire des efforts pour limiter le réchauffement et le changement climatique. Le monde capitaliste a essayé de nous faire croire que la consommation extrême est une norme, et qu’on ne pouvait pas arrêter l’économie telle qu’elle existe, mais tout le monde sait à présent que c’est faux. La peur d’essayer un autre mode de vie va être dépassée, d’une certaine façon. Pour ma part, j’ai en tous cas soif de voir le monde changer, de voir les sociétés humaines aller plus loin, dans l’écologie, dans le social, dans l’intelligence collective, etc… On vit certes une époque chaotique, mais elle est surprenante. On vit ce très court moment de l’Histoire où l’humanité passe d’un à près de dix milliards d’être humains, on traverse en fait la fin de cette transition démographique hallucinante, ce qui n’arrivera qu’une fois dans l’Histoire. On est cette génération-là, ce n’est pas commun.

Tu es un musicien accompli, sans, ou au contraire avec beaucoup d’étiquettes, jazz, free-jazz, jazz pour enfants, musiques du monde, musiques de courts-métrages, chanson française, tu croques la musique à pleines dents…

Comme je disais, pour moi la musique est une, j’aime chacun de ces styles et j’affectionne particulièrement les univers musicaux où plusieurs de ces langages se croisent. Mais la musique est toujours faite de la même matière, du timbre, de la mélodie, de l’harmonie, du rythme. Tout le reste, ce sont juste des codes culturels, des façons différentes d’organiser cette même matière. J’essaie tant bien que mal de m’instruire sur ces différentes formes stylistiques, mais en même temps je tente de rester toujours concentré sur l’essence de cette matière musicale, qui est universelle.

Que fais-tu pendant cette période de confinement ?

Je m’occupe de ma fille, j’enseigne par mail, je marche, je termine la production de projets en cours, je pratique une clarinette en métal de 1930 récemment acquise, et je bosse sur le développement de ma vie “digitale” pour préparer les années qui viennent. Je n’ai pas encore eu le temps de m’ennuyer ;-) 

 

Si tu avais pu choisir un endroit de confinement, où aurais-tu emmené ta famille ?
Là où je suis, à la maison. J’ai beau adorer les voyages, la Belgique est ma base, géographique et humaine. 

 

Tu enseignes au Conservatoire de Bruxelles, quels conseils donnerais-tu à un jeune qui débute en musique ?

Dès que ta curiosité te pique, profite de cette énergie de passion pour apprendre, pour bosser, pour dévorer tout ce que tu peux dévorer. Quand une envie est là “maintenant”, il faut en saisir l’énergie, ça n’a pas de prix. Le monde de la musique est si vaste. Le Jazz à lui seul est déjà vaste comme une galaxie, puis il y a les autres galaxies, la musique africaine, indienne, arabe, classique, contemporaine, et j’en passe. Et puis, parallèlement à l’apprentissage, il y a le développement personnel. Il faut apprendre à faire confiance à la graine qu’il y a en soi. En tant qu’enseignant, c’est aussi un axe essentiel, aider le jeune musicien à faire confiance à la graine qu’il a en lui. A partir de là, la porte est ouverte en soi et le monde. Car le rôle d’un artiste dans la société c’est cela à mon sens, d’abord se nourrir de connaissances pour grandir, puis essayer de s’épanouir et tout faire pour que les fruits de cet épanouissement puissent à leur tour nourrir les autres personnes, et à travers eux la société. C’est pour cela que je pense aussi que l’art est un engagement, parce que le regard que l’artiste pose sur notre monde et notre société participe in fine à l’évolution et la transformation de ce monde. 

Ces quelques liens musicaux vous permettront de suivre l’actualité musicale de Manu Hermia:

There is still life on Earth (Orchestra Nazionale Della Luna):

https://orcd.co/ondl-still-life

Love Songs (Hermia/Mohy/Gertsmans): 

https://manherlov.lnk.to/AXERj